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Ajouté le 18 mai 2020

Le Geste, L’Ouvrière, L’Artiste et les Sardines.


Le Geste, L’Ouvrière, L’Artiste et les Sardines.

 

Voilà deux semaines déjà que j’étripe à tours de bras.

 

Voilà un mois que le confinement a débuté.

 

Je n’étripe ni mes enfants ni mon mari. Non !

J’ai postulé pour un boulot, une mission en intérim.

 

J’étripe des sardines à la chaine et je les range bien alignées sur une grille.

 

Hygiène, couteau, geste, cadence.

 

Tu vois le parallèle avec le métier d’artiste, non ?

Un outil, un geste, un produit …fini.

 

L’artiste est prisonnière de même que l’ouvrière.

Pour un Art qui se transforme aujourd’hui en industrie de pognon.

 

Artiste :

 Serait-ce produire à la chaîne des œuvres consommables ? Produire à la chaîne des œuvres qui se vendent. 

Une nourriture des yeux, de l’esprit, du divertissement pour alimenter le plus grand nombre et récolter succès, notoriété et légitimité. Une gloire imaginaire.

 

Le premier jour, une tutrice me chapeaute. Elle me montre les lieux, et surtout comment en un seul geste ôter tête et boyaux du célan. 

Un autre nom pour la sardine.

Ça me fait penser au film Predator, en un seul geste, il arrache le squelette et le crâne de ses proies humaines.

 

Revenons à nos…sardines !

L’outil bien affuté il faut trouver le geste parfait, rapide, net et précis.

 

J’attrape mon premier poisson, il glisse. Mon geste raté entaille légèrement mon pouce et la tête du nageur est mal coupée, les boyaux ne sont pas partis.

Elle me remontre patiemment le même geste et je continue.

Après avoir étripé, il faut bien l’aligner dans cette grille de dix rangs de poissons.

Rang qui comprend entre 12 et 15 pilchards selon leur taille.

 

Je regarde attentivement l’ouvrière experte. Ses mains s’agitent en une danse rythmée. Elle est comme une magicienne qui ne dévoilera jamais son “truc“.

Les têtes volent et les sardines parfaitement vidées semblent se ranger toutes seules bien alignées.

 

La beauté du geste et du mouvement est bien là. Mes yeux d’artistes ne peuvent s’en détacher. J’imagine qu’elle me trouve lente. Et étrange à la fixer avec mes yeux de merlan frits…

 

Je recommence en essayant d’accélérer, la chef me reprend. “ Vide bien, range bien, la cadence on verra après ! “

Travail mal fait. Mal étripées, mal rangées les poiscailles ! 

Tu ne pourrais même pas les manger.

 

J’ai manqué d’humilité. On n’acquiert pas le savoir-faire en trois jour, ni trois semaines.

 

Debout durant ces sept premières heures, devant le courant infini d’écailles brillantes aux yeux vides, je m’applique.

 

Des gouttes de sang s’échappent.

Contraste.

Rouge mat sur fond bleu froid miroitant. La vie et La Mort.

Les écailles brillent, les couleurs varient.

Argenté, vert, bleus Océan, des dessins élégants vibrent sur leur peau. 

 

Lorsqu’elles sont fraiches, leurs yeux ne sont ni noirs ni vides, ils sont bleus, presque humain.

 

Rien à voir avec le maquereau au sourcil sévère et au costume bien connu. Il y en a toujours un qui traine au milieu du banc. Il est toujours plus gros qu’elles. 

On dirait qu’il est là pour les bouffer toutes crues.

 

Le regard de la sardine me trouble. Il semble vivant, enfantin.

C’est tout le paradoxe de l’humanité qui se dresse dans ce regard.

 

 

Le lendemain 05-13h, on remet ça. Je cherche encore le geste unique pour étriper ce satané poisson.

Couper, étriper, ranger.

 

La magicienne rempli son rang par dizaine tandis que j’en pose laborieusement trois !

 

Je progresse petit à petit.

Maintenant que le geste n’est pas trop mal, ma tutrice me montre comment en faire trois à la fois.

 

Ça vient, mais elle me dit que je perds trop de temps à multiplier les gestes inutiles.

 

Concentrée comme devant ma toile, je tente d’imposer ce geste à mes mains rebelles, trop tendues, trop crispées. À l’intérieur des doigts les cloques bourgeonnent et fleurissent comme en cette saison où la vie semble exploser profitant de la loi ironique du confinement.

 

Le troisième jour, le geste unique est enfin acquis et je commence à trouver le rythme …

Encore faut-il le garder pendant plusieurs heures…

Une pensée, on se déconcentre.

 

Trois semaines aujourd’hui.

 

Ça éclabousse, ça vole comme le pinceau s’agite devant un grand format.

Les gestes devant cette grande toile deviennent amples, sans retenue, sans conscience. Peu importe les coulures et éclaboussures, elles rendent l’œuvre plus vivante, plus franche, plus profonde, plus intime.

 

Il est là, devant moi, dans cette usine, le mouvement créateur.

Le geste artistique semble enfin se révéler.

Celui que je cherche depuis tant d’année de vie d’artiste.

 

Un geste délié, répété, vidé de toute volonté, hors conscience, vidé de l’idée de plaire, vidé de la vente. Seul l’instant vivant compte.

 

C’est une des leçons à tirer de ce travail à la chaîne.

Pratiquer jusqu’à en avoir des cloques, des courbatures, pour atteindre l’Art Pur.

 

La beauté du geste se cacherai dans l’après douleur ?

 

Pratiquer son Art comme une ouvrière qui s’applique à étriper chaque célérin.

Qui diffère toujours du suivant. Au suivant, au suivant.

 

Sortir ses tripes sur le support. S’oublier totalement dans l’instant créateur.

 

Comme à l’usine, sans maquillage, sans accessoires, sans bijoux, sans vernis, les cheveux couverts.

 

Une pensée parasite et la cadence est perdue ; toutes les autres doivent rattraper mon retard.

 

Ce texte pour rendre un hommage à toutes les ouvrières, levées tôt, couchées tard.

Créé avec Artmajeur